Paul BOURGET

« Guy de Maupassant »
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I

PREMIÈRES ŒUVRES1



     M. Guy de Maupassant a publié cette semaine Miss Harriett, - recueil de nouvelles ainsi nommé à cause du titre de la première. Je voudrais, à cette occasion, caractériser en quelques-uns de ses traits généraux la physionomie de ce romancier, très jeune encore, mais dont la renommée est déjà grande. Parmi les écrivains qui ont eu leurs vingt ans aux environs de 1870, l'auteur de Miss Harriett est sans doute celui dont le talent a le plus profondément pénétré dans la masse des lecteurs. Si je ne me trompe, c'est dans une Revue aujourd'hui disparue : la République des lettres, et sous le pseudonyme de Guy de Valmont, que M. de Maupassant donna ses premières pages. C'était un puissant et hardi poème qui s'intitulait : Au bord de l'eau. Dans ces vers étranges, d'une facture à la fois simple et savante, circulait un souffle de jeunesse, de rêverie et de sensualité. C'était, dans un paysage d'eau courante, et tour à tour sous l'acablement du soleil de Midi et la fraîcheur de la lune de minuit, l'évocation des baisers de deux affolés d'amour. Il y avait là une fureur de panthéisme enivré, jeune fièvre brûlante, et en même temps un je ne sais quoi de robuste, la libre et heureuse allure d'un être fort. Le poème établit du coup la réputation de M. de Maupassant dans les petits cénacles de littérateurs. Une nouvelle, Boule-de-Suif, imprimée dans le volume des Soirées de Médan, révéla que le poète d'Au bord de l'eau était aussi un conteur d'une sûreté de procédés dès lors accomplie et d'une singulière acuité d'observation. Boule-de-Suif était, on se le rappelle, le récit d'un épisode du temps de la guerre. Le voyage de quelques bourgeois de Rouen à travers les lignes prussiennes faisait la matière de ce petit roman. Cette anecdote avait suffi à l'évrivain pour mettre à jour la nuance de comique dont s'accompagnent les plus tragiques événéments de l'histoire : la réapparation des petits égoïsmes privés à travers le fracas des grandes catastrophes, les compromis de conscience auxquels l'instinct du bien-être amène si vite les poltrons. La composition de ce morceau rappelait le « faire » de Mérimée, et son style serré valait presque celui de Flaubert. M. de Maupassant a, depuis lors, tenu ce que promettait ce retentissant début. Le recueil de ses vers, son roman d'Une Vie, ses volumes de nouvelles : Les Contes de la Bécasse, Mademoiselle Fifi, La Maison Tellier, le journal de son voyage en Algérie : Au soleil, - c'est, je crois, toute son oeuvre publiée, - ont montré en lui un écrivain de race, d'une réelle puissance de production, capable de se renouveler et de se développer à travers une riche variété de sujets. Mais ni cette puissance ni cette variété ne suffiraient à expliquer la faveur à la fois littéraire et populaire avec laquelle ont été accueillis ces livres. M. de Maupassant a eu la chance rare de séduire les raffinés à la fois et le gros public. Je vois deux raisons à cette fortune : la première est que l'auteur d'Une Vie et de Mademoiselle Fifi représente avec beaucoup d'intensité quelques tendances de la génération nouvelle ; la seconde me paraît résider dans un tour particulier d'esprit qui lui a permis de traduire ces tendances d'une façon accessible à tous et bien conforme à la vieille tradition française. Ces deux points valent qu'on y insiste. Il y a la matière à bien des réflexions sur les lettres actuelles.

     Quand on parle des tendances de la génération nouvelle, on risque fort de prononcer une phrase dépourvue d'un sens bien précis. La ligne générale d'une époque ne se dessine guère avec netteté qu'au moment où cette époque close recule dans la perspective du passé. Il est certain que nous comprenons aujourd'hui la Restauration mieux que ne pouvaient faire un Sainte-Beuve ou un Stendhal, emportés qu'ils étaient l'un et l'autre par le flot mouvant du monde qui les enveloppait. N'y a-t-il pas cependant quelques indices que même les contemporains peuvent recueillir et signaler au passage ? Lorsque, par exemple, la plupart des livres écrits par des jeunes gens offrent les uns avec les autres deux ou trois grands traits de ressemblance, n'est-on pas en droit de considérer ces traits comme essentiels et d'y reconnaître les signes probables d'un changement dans les moeurs et dans les âmes ? Si l'on examine de ce point de vue les principales productions des nouveaux venus en littérature, on trouvera, ce me semble, que la plupart sont marqués d'un triple caractère : pessimisme, préoccupation scientifique et souci minutieux du style. - Je dis pessimisme, en donnant à ce mot son sens d'origine : il y a dans la misanthropie de nos romanciers récents, dans la mélancolie de nos poètes, dans la sombre extravagance de nos fantaisistes, une reprise très inattendue de ce qui fut, au lendemain de René, le mal du siècle. Sans doute, la rhétorique a changé du tout au tout. L'école présente est volontiers brutale et cynique au lieu que les premiers « enfants du siècle » étaient plutôt élégiaques et rêveurs. Mais, que nos modernes Obermanns aient passé par la salle de clinique et la brasserie, ils n'en sont pas moins des Obermanns. L'inutilité finale de l'effort humain est l'objet habituel de leur plainte. Si les paroles de la chanson se trouvent modifiées, la triste mélodie est demeurée la même. Rien qui contraste davantage avec le positivisme heureux, le culte du succès, la forte poussée de vie matérialiste dont le début du second Empire donna le spectacle. Soit que l'analogie des catastrophes politiques ait produit une identité dans les sentiments, soit que notre civilisation moderne porte en elle quelque chose d'inguérissablement douloureux et meurtri, voici que les temps sont revenus des renoncements désespérés, de l'« à quoi bon » donné comme réponse aux questions angoissantes sur le but de la vie. Le règne de Werther est arrivé de nouveau, mais cette fois c'est réellement le Werther-carabin dont M. Guizot parlait à propos de Joseph Delorme. - C'est là le second des traits de la jeune école, celui par lequel son esthétique se rattache à la génération précédente : si la littérature actuelle est volontiers désespérée, elle est bien la fille d'un âge de découvertes expérimentales et de création industrielle. Le goût du fait demeure sa passion maîtresse, et l'exactitude est pour elle le terme suprême de l'art. On s'est beaucoup moqué des prétentions physiologiques de quelques romanciers, ceux-là mêmes qui sont le plus en vogue ; mais il est évident qu'avec leurs romans tout imprégnés de théories sur le système nerveux, ils ont conquis d'énormes succès. Concluons-en qu'ils flattent un des besoins profonds de notre temps, et d'autre part observons que ces mêmes romanciers ont raffiné de plus en plus sur leur expression. - Par ce troisième trait la jeune école se distingue encore de la génération précédente. Ceux qui menèrent la réaction contre le romantisme, après les Burgraves et au lendemain de 1840, préconisèrent le retour à une forme sans pittoresque. Ils exaltèrent la prose et la poésie classique. Ils applaudirent aux comédies en vers de M. Augier, plus tard aux romans de M. About, par horreur des excès de la prose imagée, de la poésie à recherches plastiques. Aujourd'hui le style des nouveaux auteurs se rattache en ligne directe à Théophile Gautier, partant à Victor Hugo, partant à Chateaubriand. Toutes les curiosités de mots, gloire et tourment d'un Aloysius Bertrand et, avec lui, des purs romantiques, n'étaient que le commencement de cette torture de la forme que s'infligent les maîtres et les disciples de l'école nouvelle. - Le tout fait une esthétique étrangement mêlée, d'une nature hybride et complexe, où les contrastes se heurtent ; mais qu'elle reproduit bien l'image de cette fin de siècle, encombrée des débris de tant d'espérances !
     Ceux qui ont l'habitude des analyses intellectuelles ont dû remarquer dès les premiers essais de M. de Maupassant que ces trois tendances de l'époque travaillaient en lui. Dans Boule-de-Suif, sous l'apparente indifférence et la froideur volontaire du récit, il laissait apparaître la misanthropie la plus irrémissible, et il n'est pas une de ses nouvelles, ou brève ou développée, de laquelle ne se dégage une mortelle senteur de nihilisme. Qu'il raconte l'histoire entière d'une âme de femme, comme dans Une Vie, ou qu'il étudie, comme dans l'Héritage, comme dans En famille, comme dans Garçon, un bock ! un épisode détaché, un coin de nature, une anecdote, toujours et partout il prend pour objet propre de son analyse la mise à nu d'une misère du coeur, la dénonciation d'un égoïsme caché, la découverte d'une déception. La créature humaine lui apparaît comme menée par un petit nombre d'instincts qui trouvent à se faire jour sous tous les mensonges des convenances, sous tous les enthousiasmes des sentiments, et - nous allons ainsi, menés par ces impulsions irrésistibles, jusqu'au terme suprême de notre existence, qui est le malheur et la mort. Ce n'est pas là un caprice d'artiste, c'est une manière de voir initiale et finale, c'est une méthode aussi, qui se double, dans le cas de M. de Maupassant, d'un souci constant de vérification scientifique. Depuis l'impersonnalité calculée de ses récits, où il a bien soin de s'effacer lui-même le plus qu'il le peut, jusqu'au choix de ses sujets, empruntés le plus souvent à l'existence quotidienne, tout dans cet écrivain révèle la recherche du document exact. C'est vers la Vérité qu'il a aiguillé le train de ses idées, non vers la Beauté. Ce qu'il s'efforce de donner, ce sont les échantillons, copiés d'après nature, des différentes classes sociales qu'il a observées. Il a exécuté ce programme à maint endroit de ses oeuvres. On lui doit déjà quelques monographies du paysan normand, par exemple, surprenantes de réalité. Je citerai les contes qui ont pour titre : Un Normand, Aux champs, Les Sabots, la Mère Sauvage, La Fille de ferme. C'est de la peinture à la fois minutieuse et significative. Cela tient de l'eau-forte et du procès-verbal, et la prose dans laquelle ces morceaux sont rédigés sauve leur auteur de la platitude, écueil habituel des observateurs trop méticuleux. Le culte de la forme irréprochable est en effet aussi vif chez M. de Maupassant qu'il a pu l'être chez les stylistes les plus scrupuleux de l'école de l'art pour l'art. Si l'on en doutait, il suffirait de lire les pages de critique qu'il a mises cet hiver en tête de la Correspondance de Flaubert. Il n'était pas besoin de cette profession de foi pour deviner chez lui la passion du mot pittoresque et de la phrase bien nombrée. Certains morceaux de facture sont à eux seuls un credo littéraire. Je choisis dans Au soleil cette description, un lever de la lune au bord d'un lac de sel : « La pleine lune emplissait l'espace d'une clarté luisante qui semblait vernir tout ce qu'elle frôlait. Les montagnes, jaunes déjà sous le soleil, les sables jaunes, l'horizon jaune semblaient plus jaunes encore, caressés par la lueur safranée de l'astre. Là-bas, devant moi, le Zar'z, le vaste lac de sel figé, semblait incandescent. On eût dit qu'une phosphorescence fantastique s'en dégageait, flottait au-dessus, une brume lumineuse de féerie, quelque chose de surnaturel, de si doux, de si captivant le regard et la pensée, que je restai plus d'une heure à regarder, ne pouvant me résoudre à fermer les yeux. Et partout, autour de moi, écaltant aussi sous la caresse de la lune, les burnous ds Arabes endormis semblaient d'énormes flocons de neige tombés là... » J'imagine qu'un professeur de rhétorique moderne, comme Sainte-Beuve s'est amusé à l'être dans quelques passages de son Chateaubriand, donnerait de cette page un bien curieux commentaire. Il montrerait la recherche d'harmonie imitative de ce « tombés là » qui termine sur une sonorité sourde cette phrase d'abord légère et vibrante comme un rayon de lune. Il remarquerait le choix des mots : « luisante, - frôlait, - caressés », l'alanguissement que donne à la période cette incorrection volontaire : « de si captivant le regard et la pensée... » Une fois entraîné par la doctrine qui veut que le style soit l'équivalent complet, le substitut intégral de la sensation, à quel scrupule de détail n'arrive-t-on pas ! Le laborieux Flaubert que ses lettres nous ont montré écrivant « dans les affres » - le terme est de lui - était ravi d'avoir terminé son conte d'Hérodias par un adverbe qui lui semblait reproduire le pas et l'effort des deux esclaves chargés de la tête de Jean : « Comme elle était très lourde, ils la portèrent alternativement » Poussée à l'extrême, la logique du style d'images doit en effet aboutir à des recherches de cet ordre, de même que la logique du style d'idées conduisit Stendhal à écrire comme le code civil. On dirait que le langage humain, produit complexe de la sensation et de la réflexion, oscille entre ces pôles, de l'onomatopée à l'algèbre.

     Elles sont donc bien reconnaissables dans M. de Maupassant, les trois maîtresses tendances de notre littérature nouvelle ; mais voici qui distingue aussitôt cet écrivain de la plupart des représentants de cette littérature. Il est sans doute le seul dont on puisse dire que son oeuvre respire la santé. Il y a en effet une santé littéraire comme il y a une santé physique, et l'une n'est pas beaucoup plus aisée à définir que l'autre. Est-ce dans le fond des idées, est-ce dans la forme que cette santé littéraire réside ? Ailleurs évidemment, car telle oeuvre est morale, dans ses tendances, accomplie dans son style, dont on ne saurait dire qu'elle est saine. Pour ne citer qu'un exemple, mais des plus illustres, les Pensées de Pascal ne sont-elles pas d'une élévation sublime, d'une tenue irréprochable de langue ? Qui affirmera cependant que ce n'est point là un livre malade ? Je n'ai pas dit un livre de malade, car il se rencontre des écrivains d'une belle vigueur physique qui n'ont pas la santé littéraire : témoin Balzac. D'autres ont, comme Voltaire, passé leur vie dans le plus affolant état d'excitabilité morbide, dont l'oeuvre écrite est d'une santé parfaite. C'est par le contraste, me semble-t-il, qu'on peut se rendre un compte exact de cette vertu de la santé, en analysant ce qui constitue proprement la maladie d'un talent. On trouvera que cette maladie réside uniquement dans ce fait que l'écrivain n'a pu se retenir d'abuser d'une de ses qualités, si bien que cette qualité s'est convertie, par une hypertrophie involontaire, en une sorte de défaut. - Celui-ci possédait un sens exquis de la valeur des mots, une vision subtile de leur vie physique. Il a exaspéré en lui ce pouvoir et il aboutit à ce que l'on peut appeler la névropathie de la phrase. Cet autre, doué du charme et de l'élégance, outre sa délicatesse jusqu'à la manière. Un troisième avait le don de l'éloquence passionnée, il en arrive à l'éloquence douloureuse, à la passion torturante. Ce fut le cas de Pascal. Carlyle était naturellement un visionnaire, il finit par écrire une prose d'halluciné. Dans notre frêle machine nerveuse, chaque faculté puissante a une tendance à s'assimiler toutes les autres. Elle absorbe la sève de l'âme tout entière. La maladie commence avec cette perte de l'équilibre. Lorsque la faculté ainsi dominatrice est de premier ordre, la maladie se fait magnifique, elle entre pour une part dans la beauté du génie. Lorsque la faculté maîtresse est inférieure, la maladie est d'un genre inférieur comme elle ; mais, dans l'un et dans l'autre cas, c'est une même marche ; c'est un exorbitant, un démesuré développement d'un pouvoir de l'esprit aux dépens des autres. Dans les époques de littérature avancée comme est la nôtre, ces maladies du talent se multiplient, par une loi facile à comprendre : l'écrivain qui veut créer, c'est-à-dire faire du nouveau, cherche à dépasser ceux de ses prédécesseurs qui ont été doués de la même sorte de talent que lui. Il outre ses procédés afin d'être plus intense qu'ils ne le furent, et c'est ainsi, qu'exaspérés par cette concurrence, les artistes se font de plus en plus rares dont on peut dire qu'ils gardent un équilibre complet de leur nature intellectuelle.
     Jusqu'à ce moment, cet équilibre est une caractéristique de M. de Maupassant. Si la santé littéraire consiste dans une sorte de pouvoir d'arrêt de nos facultés, ce romancier possède cette santé-là. Son oeuvre vaut ce qu'elle vaut, dans la hiérarchie des oeuvres. On discutera sur la place qu'il convient de lui assigner. Je ne crois pas qu'on puisse lui refuser ce caractère d'être parfaitement équilibrée et lucide. Examinez, une par une, ce que sont devenues chez lui les trois tendances, qui lui sont communes avec tant de ses confrères, et vous trouverez qu'il s'est préservé jusqu'ici des excès qu'elles apportent le plus souvent avec elles. Il est misanthrope jusqu'au pessimisme. Mais sa misanthropie n'aboutit pas à la noire, à la furieuse calomnie de l'espèce humaine, ni son pessimisme à la nausée universelle. Il garde une bonne humeur dans ses ironies, une gaieté dans ses satires, une bonhomie enfin dans ses dégoûts. Son amertume ne va pas jusqu'à la cruauté. Son mépris de la vie n'est pas, en un mot, inconciliable avec la vie même, comme chez un Flaubert ou un Baudelaire. Pareillement, son souci d'analyse ne l'amène pas à cette minutie acharnée, à cette manie de la toute petite note, à cette préoccupation de la nuacne infiniment ténue, - défaut habituel des nalystes. Il continue à voir dans les personnages qu'il met sur pied des créatures totales, si je peux dire. Il n'a pas cessé d'avoir le sentiment des ensembles, tout en ayant un sens très aiguisé du détail. Enfin, et c'est assurément le signe le plus évident de la justesse de cet esprit, son culte scrupuleux du mot ne l'a pas conduit à la maladie du mot. Il a évité ce danger, le plus redoutable pour un écrivain que préoccupent les sonorités et les couleurs. Il écrit une prose facile et agile. Les curiosités de la langue, si tentatrices, lui demeurent étrangères, et ces raffinements presque affolés de l'expression, féconds en délices intellectuelles, mais périlleux pour le développement de tout l'esprit. Il y a comme du plein air dans cette prose, une souplesse heureuse et franche à la fois. Cette liberté explique pourquoi même la foule des lecteurs a trouvé du plaisir à lire ces livres, d'une facture mesurée dans leur hardiesse. C'est là une sorte de sagesse tout à fait conforme à la tradition de notre race, et ceux qui ont pu s'y tenir ont toujours été assurées de séduire le public, même lorsqu'ils n'avaient pas les dons remarquables de l'auteur d'Une Vie.

     Avec ces dons natifs et cette maîtrise de soi dont il a fait preuve, avec son succès rapide et l'aisance de sa production, M. Guy de Maupassant laisse attendre de lui une oeuvre considérable. Dans quel sens exécutera-t-il cette oeuvre ? C'est ce qu'il est difficile de prévoir aujourd'hui, précisément parce que cet artiste est très accompli et qu'il n'a pas donné de ces ébauches, inachevées, mais indicatrices. Il paraît probable que, continuant la série de ses études sociales, il nous laissera une sorte de tableau de la vie française, tant provinciale que parisienne, exécuté, comme Tourguéniew le fit pour la vie russe, avec une objectivité presque absolue. La question est de savoir si ce romancier qui s'est jusqu'ici borné à l'analyse de créatures simples, telles que le paysan, le petit bourgeois, la fille, se décidera enfin à étudier et à montrer des créatures plus compliquées. Dans l'univers psychologique comme dans l'univers physiologique, il y a une hiérarchie des formes et comme une échelle des organismes. L'humanité va de la brute au grand artiste, de la fille de ferme à George Sand, d'un caporal à Napoléon Ier. L'école de l'observation, à laquelle se rattache M. de Maupassant, doit, pour épuiser tout son principe, être capable de reproduire les espèces sociales les plus complexes, comme elle s'est montrée capable de reproduire les moins raffinées. M. de Goncourt a senti cette nécessité, lorsqu'il a écrit Chérie, après Germinie Lacerteux. Balzac, auquel il faut toujours revenir comme au maître du roman moderne, a fait succéder à ses études de petite bourgeoisie ses merveilleux romans sur la vie parisienne, sur l'aristocratie et sur les artistes. Il n'est pas un de ceux, - et ils sont nombreux - auxquels le talent de M. de Maupassant est cher, qui ne souhaite cette évolution de son talent et qui ne l'espère.

     1884.


     Le grand romancier dont la longue agonie s'est terminée cette semaine d'une façon trop prévue et pourtant si triste s'appliqua trop soigneusement toute sa vie à réserver les coins intimes de sa personnalité pour que ceux qui l'ont connu ne se conforment pas à ce qui fut son constant désir. Aussi en évoquant, au lendemain de l'irréparable catastrophe, quelques souvenirs d'un compagnonnage littéraire qui remonte à plus de seize années, voudrais-je seulement donner deux ou trois notes capables de mieux éclairer, non pas cette personne, - même morte, elle ne nous appartient pas, - mais cet esprit, dont l'oeuvre nous appartient, et son histoire. La critique a été unanime à reconnaître quelle perte les Lettres françaises avaient subie par cette soudaine disparition du plus complet, du plus puissant des artistes de la génération entrée dans le monde lors de la dernière guerre. Il ne semble pas qu'elle ait suffisamment dégagé ce qui demeure le plus précieux enseignement de cette existence - cette fidèle obstination de Maupassant à ne servir en effet que les Lettres, son dédain pour toutes les misères des discussions contemporaines, et son acharné, son infatigable souci d'accomplir une oeuvre toujours plus achevée. Quand d'autres années auront passé, mettant à leur place vraie toutes les figures d'aujourd'hui, c'est ce trait-là, cette ferveur d'un artiste passionnément amoureux de la perfection qui rendra cette mémoire à jamais chère aux amants de la Muse, - comme on disait dans le bon vieux style du bon vieux temps. Avec une autre méthode d'étude et de réalisation, c'est par ce point-là que Maupassant est vraiment l'élève de Flaubert et digne d'avoir inspiré cette confiance, cette admiration plutôt à ce Maître dont il devait devenir le rival. Il y eut entre eux pourtant cette différence que Flaubert avouait, proclamait ses efforts de styliste. Maupassant, lui, les taisait. Il allait, par horreur des vaines controverses, jusqu'à professer une indifférence absolue envers cet art qu'il aimait et pratiquait si sérieusement. Il prétendait n'y voir qu'un gagne-pain plus fructueux. Et chaque nouveau livre, en révélant aux connaisseurs un nouvel effort, montrait en lui, à son plus haut degré, cette vertu foncière du grand homme de lettres : la plus scrupuleuse probité d'art, au milieu des plus dangereuses tentations d'un immense succès.

     Il l'avait déjà, cette admirable probité d'art, et aussi intransigeante, aussi courageuse, quand il fit son éclatant premier début dans la publicité. Boule-de-Suif ne fut que le second. Mais ce premier, pour n'avoir pas dépassé un cercle restreint, n'en avait pas moins manifesté une définitive maîtrise. J'ai déjà parlé de ce poème : Au bord de l'eau3, qui paru en 1877 dans la République des lettres, la revue que dirigeait alors M. Catulle Mendès avec tant de largeur d'esprit et une si confraternelle générosité. C'est à cette époque aussi que je connus Maupassant. Je le rencontrai aux bureaux de ce périodique, situés dans un rez-de-chaussée de la rue Lafayette. J'ai dans la mémoire, présente comme si elle datait d'il y a quelques heures, l'après-midi où, entrant dans cette étroite boutique, j'aperçus ce garçon de moins de trente ans, si pareil à ses vers par la robustesse de tout son être, avec sa forte tête carrée, son cou de jeune taureau, sa musculature d'athlète assoupli au violent exercice quotidien. Sur son visage hâlé de grand air flottait comme une lumière de certitude, en même temps que de franchise et de bonté. Je la revois sortant avec moi par un de ces crépuscules d'un froid printemps parisien où il y a comme une tristesse navrée dans l'air, et je sens encore le réchauffement intellectuel que me donna cette première conversation, tandis que nous remontions vers les Batignolles où il habitait. Je l'entends me réciter avec exaltation un poème trop peu connu de Louis Bouilhet, la Colombe :

     ... Quand chassés sans retour des temples vénérables,
     Courbés au vent de feu qui soufflait du Thabor,
     Les grands Olympiens étaient si misérables
     Que les petits enfants tiraient leur barbe d'or...

     Maupassant avait, pour déclamer des vers, une sorte de mélopée que je n'ai jamais connue qu'à lui. Sa voix se faisait chantante d'abord, puis un peu rauque, comme si l'émotion esthétique le prenait à la gorge. Il professait à cette époque pour Bouilhet, qu'il avait connu chez Flaubert, une admiration dont il n'a rien rabattu. Un de ses suprêmes projets fut d'écrire un longue étude critique sur Melœnis et les Dernières Chansons, et une de ses démarches, avant de partir pour Cannes, en novembre 1891, fut une visite chez un éditeur pour y reprendre les oeuvres complètes de cet ami de son maître. Il est deux fois regrettable qu'il n'ait pu donner suite à cette idée. Il aurait, au cours de cet essai, noté quelques théories très neuves que je l'ai entendu maintes fois émettre sur l'art des vers. Quel regret aussi qu'il n'ait pas achevé son essai sur « les tournures dans Rabelais », dont il me parla dès cette première rencontre ! Le critique chez lui était égal à l'artiste, comme chez tous les producteurs de cette sûreté de facture. Il y aura, quand on réunira ses oeuvres complètes, un beau volume d'essais à composer, - et qui démontrera ce que j'avance, - avec son étude sur Flaubert, mise en tête des lettres de ce dernier à George Sand, avec la curieuse et profonde préface de Pierre et Jean, avec le morceau sur Swinburne, à propos de la traduction de M. Gabriel Mourey, avec trente chroniques éparses. J'indiquerai, en passant, à l'éditeur qui se chargera de cette besogne, une suite de Variétés parues avant 1880, dans le journal la Nation que M. Raoul Duval avait fondé avec M. Augustin Filon et le regretté Albert Duruy. Maupassant y a donné plusieurs articles sur Villon et sur les poètes de la pléiade qui me sont restés dans le souvenir, comme dignes de ne pas être perdus. On y découvrira la preuve des fortes études de langue auxquelles cet écrivain, si facile en apparence, s'était livré, avant de se permettre à lui-même un début qui nous surprit tous par ce qu'il révélait de précoce maturité. Il y avait près de dix années de constant et modeste labeur derrière ces quelque deux cents rimes.
     Ces dix années, on a raconté un peu partout comment Maupassant les avait employées, - extérieurement. On a dit que, n'ayant pas de fortune, il avait accepté une place peu rétribuée dans un bureau de ministère, qu'il paraissait dans ces intervalles de loisir plus préoccupé de canotage que de livres, qu'il venait assidûment chez Flaubert, rue Murillo, le dimanche, qu'il assistait là, taciturne, aux discussions de Tourgueniew avec Taine et Goncourt, de Zola avec Daudet, de Coppée avec Mendès, - si taciturne qu'aucun de ses aînés ne soupçonnait sa vocation. Il travaillait cependant, et avec quelle rigueur de discipline, il l'a raconté plus tard en rappelant les conseils dont l'avait soutenu Flaubert. Mais à ce travail il apportait cette patience surveillée, cette conscience sans vanité qu'il a déployées jusqu'à la fin, ainsi que cette mâle pudeur de ses hautes ambitions qui fut un de ses traits les plus attachants. S'étant formé des principes très arrêtés sur l'art d'écrire, il n'a jamais, durant cette laborieuse période d'un obscur apprentissage, souhaité cette facile excitation des succès du cénacle qui eussent été assurés à ses ébauches. La critique sévère du maître de Croisset, qui lui représentait ces principes comme incarnés, comme animés, lui suffisait. Ce maître et lui ont écrit de beaux romans. Je n'en sais pas de plus rare que celui qu'ils vécurent dans ces années-là, sans même s'en douter, avec tant de bonhomie simple et de vaillance, Flaubert sentant grandir dans son élève un talent peut-être supérieur au sien et si heureux de le sentir, plus heureux d'y aider, - Maupassant emprisonné dans le plus insipide métier et l'acceptant sans une révolte, voyant ses contemporains déjà lancés dans la publicité et ne leur enviant aucun succès, tant il se sentait fort, et tant il se voulait parfait. Pareil aux anciens ouvriers de nos corporations, il ne cessa de se conduire en apprenti que le jour où il eut exécuté son « chef-d'oeuvre », - et c'en était un que ce poème. Je viens de le relire et de retrouver à cette lecture le même petit frisson d'enthousiasme qui me saisit à la première rencontre avec ce viril et vigoureux génie. Quoique le livre de vers où Maupassant a reproduit ce fragment soit très peu épais, et qu'un second volume n'y ait jamais été ajouté, Au bord de l'eau, la Dernière Escapade et surtout la Vénus rustique assurent à l'auteur de cette hardie trilogie païenne une place parmi nos bons lyriques, - et il faut rendre cette justice au groupe des artistes déjà connus que Mendès avait réunis sous le pavillon de sa Revue qu'ils furent unanimes à donner cette place au nouveau venu, dès cette première heure.

     Pourquoi le poète de ce magnifique début n'a-t-il pas continué à écrire des vers ? J'imagine que ce fut justement par cette puissance de réflexion et par cette conscience de lettré dont je parlais tout à l'heure. Maupassant - et c'est le point où il se distinguait radicalement de Flaubert - n'a jamais séparé l'art de la vie. Il ne croyait pas aux documents écrits, à l'hallucination obtenue à travers des tableaux, des objets de musée ou des livres de science. Du moins il ne s'en croyait pas capable. Il considérait l'expérience directe comme la condition la meilleure de la forte création artistique. Il avait mis dans son recueil de vers toute une partie de son âme, cette fougue de sensualité panthéiste, qu'il sentait déborder en lui en courant les bois, en descendant les fleuves. Il n'avait pu y mettre ni son sens aiguisé de la vie sociale, ni son ironique misanthropie, ni son entente surprenante du détail des caractères. Il perçut dans le roman une forme d'art plus souple, plus susceptible de bien traduire son expérience de la vie humaine, déjà si complète. Il fut poussé dans cette direction par Tourgueniew plus encore que par Flaubert. Ce dernier était surtout un passionné de style, pour qui toute tentative d'art était bonne quand elle aboutissait à la page solide : « Cette page, » disait-il, « qui doit se tenir debout comme une stèle de marbre. » Tourgueniew, au contraire, avait une foi absolue, et au fond très exclusive, dans l'avenir du roman. Il croyait que c'était là un organisme tout neuf, un genre à son commencement, qui pouvait, qui devait donner d'innombrables variétés. D'autre part, il considérait Maupassant comme le conteur le mieux doué qu'il eût connu depuis Tolstoï. Je l'ai entendu soutenir cette opinion à la table de Taine, bien avant qu'Une Vie eût été publiée, et j'ai entendu Guy de Maupassant, à cette même époque, me rapporter, avec une adhésion entière de son enthousiasme, de longeus causeries du subtil géant russe sur cet avenir du roman. Il s'y appliqua dès lors avec une patience aussi virilement soutenue que celle de ses premières années, et à travers des conditions non moins difficiles. Il avait troqué une servitude contre une autre, et quitté l'administration pour le journalisme. La manière dont il comprenait ce nouveau métier sera éclaircie par un mot très simple, mais très significatif, qu'il me dit à l'époque où il composait Bel Ami. Il avait, sous la signature de Maufrigneuse, donné au Gil Blas un de ces contes très courts et très tragiques auxquels il excellait. Comme je lui en faisais mes compliments, il me répondit : « Vous aimez cela ?... Ce n'est pourtant qu'une maquette... Oui, », continua-t-il, « c'est mon habitude, quand je travaille à un long roman, d'essayer, en chronique, un premier large dessin des épisodes. J'en refais deux, trois, quatre quelquefois... Ce n'est qu'alors que je reprends la chose pour le gros bouquin... » Ce procédé, constamment et continûment appliqué, lui a permis d'affiner son instrument à une épreuve où tant d'autres l'émoussent. Et de même que chaque chronique à composer lui apparaissait comme une occasion de mieux apprendre son métier de romancier, chaque roman nouveau lui était un prétexte à développer son éducation technique. Un soir que j'allais dîner chez lui, - ce devait être dans l'été de 1885, - comme c'est près, et que c'est loin ! - je le trouvai d'une gaieté qui dès cette époque lui devenait rare. Il commençait d'écrire Mont-Oriol.
     - « J'ai mis sur pied quarante personnages, » me dit-il, « quarante, vous entendez, c'est un chiffre. Quarante bonshommes qui vont et qui viennent dans les deux premiers chapitres !... »
     Les critiques qui ont parlé de Maupassant avec le plus d'éloge ont-ils reconnu chez lui cet effort ininterrompu pour varier sans cesse son « faire » ? Il faut remonter jusqu'à Balzac pour retrouver un pareil souci de construire chaque livre sur un type particulier et avec des procédés inemployés, ou employés autrement. Tantôt, comme dans Une Vie, c'est une suite de petits tableaux presque détachés, dont la succession se déroule sans qu'aucune intrigue centrale les relie, afin de mieux rendre, suivant le titre et l'épigraphe, « l'humble vérité » d'une existence usée à une monotone attente. D'autres fois, c'est, comme dans Pierre et Jean, un drame serré, distribué en courtes scènes et suivi avec la rigueur d'une tragédie. L'écrivain a coupé son oeuvre en trois actes aussi dessinés et aussi nets que ceux d'une pièce classique. D'autres fois, il procède, comme dans Bel Ami, à la manière de Le Sage. C'est un récit qui va, qui court. C'est une suite, non plus de tableaux, mais d'épisodes, et comme un rajeunissement du roman d'aventures, remis au point du monde parisien. D'autres fois, comme dans Fort comme la mort et comme dans Notre coeur, c'est le roman d'analyse, mais repris, refondu par une main plus puissante, exécuté avec une originalité incomparable par un psychologue qui sait rester un visionnaire. Dans chacun de ces livres le type technique a été remanié, et comme repétri à nouveau. Ici l'exposition se fait par un dialogue. Ailleurs le romancier l'a donnée lui-même et en son nom propre. Ailleurs il s'est jeté du coup en pleine action. On croirait qu'il a eu constamment dans la mémoire le discours que Balzac fait tenir par son d'Arthez au paresseux Lucien dans les Illusions perdues : « Prenez-moi votre sujet tantôt en travers, tantôt par la queue, et surtout, variez, variez vos plans. Ne soyez jamais le même... »4 Chez Maupassant, cette variété dans la facture s'accompagne d'une variété non moins remarquable dans la matière ainsi traitée. Il est visible qu'à chacun de ces livres renouvelés dans leur appareil extérieur, un renouvellement parallèle s'est accompli dans le champ de l'observation. Maupassant a commencé par mettre sur pied, dans ses premières nouvelles, un peuple de paysans, de petits bourgeois, de hobereaux provinciaux, de filles de la ville et de la campgane. Puis, tour à tour, il a su montrer, avec un relief égal, des bohèmes et des réguliers, des journalistes et des hommes de club, des grands seigneurs er des grandes dames. Après avoir étudié, avec l'ironie que l'on sait, des crises de la vie animale et physique, il en était arrivé à étudier, non moins justement, des crises de la vie morale et psychologique, et tout cela d'après nature, c'est-à-dire qu'il s'était prêté à vingt milieux successifs, qu'il avait varié infiniment autour de lui les circonstances sociales. Joignez à cela que ses livres portent la trace à chaque page de longs voyages, et dans des pays très divers, tous bien regardés, mieux que regardés, sentis, qu'il parle de la chasse en chasseur, de la pêche en pêcheur, de la mer en marin, des chevaux en cavalier, de la médecine presque en médecin. Avec ses allures d'écrivain fécond et spontané qui ont pu faire dire de lui, au plus sensitif d'entre les portraitistes5, qu'il portait ses romans comme un pommier ses pommes, aucun ouvrier de livres ne fut plus que celui-là appliqué au développement savant et méthodique de ses facultés, aucun ne promena sur le vaste monde un appétit plus insatiable d'expériences et une curiosité plus agile. Seulement, comme il ne racontait guère cette méthode, on ne s'est jamais avisé de penser qu'il en eût une. C'est un exemple de plus à joindre à tous ceux qui prouvent cette paradoxale vérité qu'être célèbre est une des chances les plus sûres de n'être pas connu.

     Faut-il attribuer à cet infatiguable travail la subite lassitude de cet organisme qui semblait taillé, comme celui d'un Goethe ou d'un Hugo, pour quatre-vingts ans d'une activité sans relâche ? Fait-il voir dans sa terrible fin l'usure d'une sensibilité aussi secrète qu'elle était vive et qui se reconnaît, depuis ses premières nouvelles jusqu'à son dernier roman, à mille touches d'une morbidesse singulière à travers tant de traits du'ne vigoureuse santé ? Faut-il penser qu'il y a là un simple accident physiologique, le coup peut-être d'une fatalité héréditaire ? Tout reste énigme dans le naufrage d'un esprit de cette puissance, d'une volonté de cette précision. Ce qu'il y a de certain, c'est que Maupassant vit venir le mal de très loin et qu'il lutta contre, puisqu'il continua de travailler au dernier jour et qu'il ne jeta sa plume pour prendre le pistolet du suicide qu'à la minute où physiquement il fut incapable d'écrire. Dès 1884, il était la victime des plus cruels phénomènes nerveux, des plus étranges aussi, et il s'efforçait de défendre contre eux cette raison si nette dont était fait le meilleur de son talent. J'en rapporterai une preuve que je n'ai jamais écrite de son vivant, mais qui m'est revenue bien des fois depuis ces deux dernières années. On m'excusera ce que cette anecdote a de trop personnel. C'est la garantie de son authenticité. Nous devions aller ensemble visiter l'hôpital de Lourcine où enseignait alors le docteur Martineau, ami particulier de Maupassant. Il vint me prendre et me trouva sous l'impression d'un rêve d'une intensité presque insupportable. J'avais vu, en songe, un de nos confères de la presse, Léon Chapron, agonisant, sa mort et toutes les conséquences de cette mort, la discussion de son remplacement dans les journaux, celle des circonstrances de ses obsèques, avec une exactitude si affreuse qu'au réveil ce cauchemar me poursuivait comme une obsession. Je dis ce rêve à Maupassant, qui demeura une seconde saisi et qui me demanda : - « Savez-vous comment il va ? » - « Il est donc malade  » répondis-je. - « Mourant. Encore une fois, vous ne le saviez pas ? » - « Absolument pas. » - Et c'était vrai. Nous demeurâmes une minute étonnés par l'étrangeté de ce pressentiment, qui devait se réaliser quelques jours plus tard. Entre parenthèses, c'est le seul phénomène de ce genre dont, pour ma part, je ne puisse pas douter. Mais je me souviens que l'étonnement de Maupassant ne dura guère : - « Il y a une cause, » dit-il avec sa belle humeur d'autrefois, « et il faut la chercher. » nous finîmes pas trouver qu'en effet j'avais reçu une lettre de Chapron quelque quinze jours auparavant. Je la cherchai et Maupassant me fit voir, en la regardant, que certains caractères en étaient un peu tremblés. - « C'est une écriture de malade, » insista-t-il, « vous l'avez remarqué sans vous en rendre compte, et voilà l'origine de votre rêve... Il n'y a rien qui ne s'explique, voyez-vous, quand on y fait attention. » - Et il ajouta, comme je continuais d'être très troublé : - « Que serait-ce, si vous subissiez ce que je subis ? Une fois sur deux, en rentrant chez moi, je vois mon double... J'ouvre ma porte, et je me vois assis sur mon fauteuil. Je sais que c'est une hallucination, au moment même où je l'ai. Est-ce curieux ? Et si on n'avait pas un peu de jugeotte, aurait-il peur ?... » Et il regardait devant lui, en disant cela, de ses yeux clairs où brillait la flamme de sa pensée lucide et qui en effet n'avait pas peur. Que de fois je l'ai revu dans mon souvenir, tel qu'il était à cette heure-là, où commençait évidemment de l'envahir le mal dont il finit par être la victime ! Ce duel avec la folie fut le drame mystérieux de ces dix dernières années. Ce qu'il dut souffrir, ses derniers portraits l'attestent, et les ravages dont était marquée cette physionomie autrefois si libre, si joyeusement énergique et franche. Que l'écrivain ait duré, qu'il ait grandi à travers ce martyre, voilà qui prouve combien l'amour passionné de son art faisait le fond même de cet artiste dont l'oeuvre restera, tant qu'il y aura une langue française à côté de celle du maître dont il fut l'élève, et qu'il aurait égalé, peut-être surpassé s'il avait vécu... Pendent opera interrupta. - Que ce vers de Virgile est lourd de sens et chargé d'humanité !

     1893.





1 Cette étude écrite à l'occasion de Miss Harriett (sic), et publiée dans le Journal des Débats du 25 mai 1884, marque le point de départ dans le développement de l'oeuvre de Maupassant. Rien n'a été retouché à ces pages, qui gardent du moins une valeur de document.

2 À l'occasion de sa mort (juillet 1893).

3 Pages 286, 287.
4 V. page 246 le développement de ce texte.
5 M. Jules Lemaître.


Paul Bourget, Études et portraits, Sociologie de la littérature, Paris, Librairie Plon-Nourrit et Cie, 1906, t. III, p.209-319.



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