Émile FAGUET

« Guy de Maupassant »
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     Nous avons perdu en Guy de Maupassant le plus grand romancier réaliste de notre siècle, ou, si ce mot étonne un peu, le romancier réaliste par excellence.
     D'autres, en effet, ont été réalistes, et ont été plus grands que lui, plus puissants, nous ont saisis et maîtrisés d'une plus forte étreinte ; mais ce n'est pas par leur réalisme qu'ils nous ont dominés, c'est par leurs qualités extérieures à leur réalisme et même contraires à lui ; ou c'est par une facilité singulière, et du reste précieuse, de passer, d'un volume à l'autre, de l'observation de la réalité aux prestiges de l'imagination, de l'évocation, de la résurrection. Maupassant, lui, fut le réaliste par excellence, celui qui ne s'est jamais appliqué qu'à la reproduction vive et pittoresque du réel, à tel point que le lecteur ne sait pas, et c'est ce qu'il faut, quand il lit Maupassant, si c'est de l'art de Maupassant, ou seulement de la vérité, qu'il a le goût. Si l'on veut plus tard étudier le réalisme bien en lui-même, soustraction faite de tout ce qui n'est pas lui, on éliminera peu à peu, les uns après les autres, seulement tous les romanciers du XIXe siècle, et l'on ne retiendra que Maupassant comme nous ayant donné le réalisme tout pur, - ou à bien peu près, - avec juste le tour de caractère, le tour d'esprit et le talent proprement accommodés à ce genre d'art.
     Il était filleul de Flaubert, et plus précisément filleul de Madame Bovary, et il ne fut disciple que de la nature même. C'était, comme diraient les Allemands, un esprit essentiellement objectif. Il regardait ; et il ne savait peindre que ce qu'il voyait. Son cerveau était avant tout une machine à découper dans la réalité qui se déroulait devant lui les choses, petites ou grandes, susceptibles d'être détachées et de former tableau. C'était là son fond. En ce sens que la réalité nous entre dans les yeux et dans les oreilles de toutes parts, nous sommes tous réalistes. Il l'était, lui, en ce sens qu'il n'était qu'yeux et oreilles, et que, de plus, à mesure, et comme d'instinct, dans la confusion avec laquelle la réalité entre en nous, il délimitait immédiatement le morceau de réel ayant une certaine unité, ayant son point central, et propre, par conséquent, à s'organiser en scène, récit, conte ou roman. Son esprit était une manière d'emporte-pièce braqué constamment sur le glissement et le déroulement confus des choses.
     Aussi, peu ou point de lecture. Aucun esprit ne fut moins livresque. Quand il publia en tête de Pierre et Jean, peut-être pour grossir le volume, une petite étude critique, il ne prouva rien, sinon qu'il n'avait rien lu. Il méprisait même infiniment les discussions littéraires et les dissertations littéraires, ou plutôt y répugnait naturellement. Il était impossible de lui arracher une conversation sur la littérature et même sur son art à lui. Je sais quelqu'un qui ne lui déplut pas, parce que, placé à côté de lui, à dîner, il ne lui parla qu'hydrothérapie. D'autres, avec un grand souci, du reste, de regarder et de bien voir, remuent pourtant des in-octavo, « se documentent ». M. Zola prend, ou au moins rencontre, sa conception générale des choses dans un livre de Taine, et pratique Claude Bernard et Lombroso. M. Bourget exploite ses moralistes, à tel point que tel de ses livres, et il n'en est pas désagréable, est composé : d'un récit, - d'une liste de citations curieuses habilement disposée en ordre dispersé - et des propres réflexions de l'auteur, suggérées par son récit d'une part et ses citations de l'autre. Rien de pareil, ni de lointainement analogue, dans Maupassant. Pas une citation, pas une réflexion même, absolument aucun fonds bibliotechnique. Ce qu'a vu l'auteur et sa manière de le faire voir, voilà tout Maupassant.
     Il faut dire plus. Non seulement il ne nous donne que ce qu'il voit, mais il ne fait pas effort pour voir. D'autres se proposent de voir quelque chose, se disent : « L'année prochaine je ferai un roman sur les téléphones ; et d'ici à l'an prochain j'observerai le monde téléphonique, et lui seul. » Maupassant ne s'est jamais proposé d'être observateur. Il savait bien qu'à aborder la réalité ainsi, déjà on la déforme par l'application seule que l'on met à la guetter. On travaille sur elle, tandis qu'elle doit travailler en nous. On la provoque à faire sur nous une impression, et dès lors elle y fait un peu celle que nous avons désirée. La réalité interrogée, c'est un peu comme un homme qu'on interroge. Elle ne répond jamais avec une entière spontanéité ; sa réponse est apprêtée. Par elle ? Non ! par vous ; comme les réponses d'un examiné à l'examinateur ou d'un interviewé à l'intervieweur. Pour connaître la pensée d'un homme, il faut la surprendre sans avoir songé à la capter ; pour connaître l'esprit des choses, il faut le saisir au vol sans s'être mis à l'affût.
     Ainsi procédait Maupassant, ce qui revient à dire qu'il ne procédait pas. Il n'avait aucun procédé, et pour ainsi dire aucune méthode. La matière à livres entrait en lui comme en un moule bien fait et en sortait. Il n'y avait pas autre chose.
     Aussi ses livres, sans rien nous dire de sa vie, suivent sa vie. Il est Normand : histoires de normands, de paysans normands, de hobereaux normands, de pêcheurs normands, de cabaretiers normands. - Il a vingt ans en 1870 : anecdotes de la guerre en Normandie, et toujours ce qu'il en a pu voir, bourgeois épeurés, paysans dissimulés et cauteleux, par-ci par-là, dans une créature passionnée, brusque détente de la haine accumulée et de la colère longtemps contenue. - Il devient Parisien, se mêle au monde de la littérature et de la presse : Bel-Ami. - Il est quelque temps employé dans un ministère : l'Héritage. - Il va se promener aux montagnes : Mont-Oriol ; - en Italie : les Soeurs Rondoli. - Il devient un peu mondain, vers la fin de sa vie trop courte : Artistes et femmes du monde, Plus fort que la mort, Notre coeur. - Il traverse de demi-monde : Yvette.
     Tous ces gens-là, paysans, hobereaux, pêcheurs, employés, journalistes, hommes du monde, artistes, il les a peints avec une vérité tranquille, où ce qui nous semble parfois de la férocité, n'est que de l'impassibilité, et plus encore, une impossibilité absolue de s'émouvoir. Ni sympathie, ni antipathie, ni admiration, ni mépris, ni moquerie. Examinons-nous bien, c'est nous qui mettons ces sentiments dans la part de collaboration que le lecteur apporte toujours dans sa lecture. Maupassant n'en met aucun. Flaubert a fait la théorie de l'art impersonnel, et Maupassant l'a réalisé. - C'est à ce point que nous ne pouvons pas nous imaginer facilement pourquoi il écrivait. Ecrire est un acte, et nous n'agissons jamais que pour obéir à une passion, bonne ou mauvaise. Maupassant n'écrivait ni pour attaquer ni pour défendre ses personnages, ni pour en dire du bien ni pour en dire du mal, ni pour les recommander ni pour les décrier. Il n'écrivait que pour les peindre. Très analogue, en cela comme en autres choses, à Mérimée, à qui il fut si souvent comparé, il était beaucoup plus impersonnel que Mérimée. On sent dans Mérimée le satirique, et qu'il écrit pour se moquer du monde qu'il peint. Il affecte le détachement, plus qu'il n'est vraiment détaché, ou, si l'on veut, il est détaché, au sens littéral du mot, et Maupassant n'a pas eu besoin de se détacher : il n'a jamais été attaché à rien.
     L'absence évidente, éclatante de tout but poursuivi en écrivant le trompait lui-même, paraît-il, sur les raisons qu'il avait d'écrire. Il répondait, a-t-on dit, quand on l'interrogeait sur ce point : « J'écris pour gagner de l'argent. » Il se trompait, je crois. De but moral ou social, il n'en avait aucun ; de passion conduisant et poussant la plume, il n'en avait proprement aucune. Cependant le goût de montrer la vérité, le goût de montrer les choses telles qu'on les voit est encore une passion, puisque c'est un besoin. C'était le sien, c'était la sienne. La réalité le pénétrait, l'imprégnait, s'organisait dans son cerveau en tableaux précis, et il fallait qu'elle en sortît. Plus paresseux, plus riche, ou sans talent d'écrivain, il eût conté à ses amis des choses vues, ce qu'il ne faisait jamais, parce qu'il avait une plume.
     Ce goût, cette passion de la réalité exclut les idées, et Maupassant ne fut pas du tout un penseur ; - elle exclut également le style : aussi Maupassant fut un très grand écrivain. Cela s'expliquera tout à l'heure.
     Cette passion de la réalité exclut les idées ou n'existe que chez quelqu'un qui n'en a pas, parce que les idées sont extrêmement tyranniques. On ne leur fait pas leur part. Elles tirent à elles, rangent à leur loi et moulent sur elles tous les matériaux qu'à côté d'elles l'observation peut réunir, quelque consciencieuse qu'elle soit. La façon de voir de M. Zola est subordonnée à sa conception générale et préalable de l'humanité. Il en faudrait dire autant de Balzac. Quand nous avons des idées générales, ou croyons en avoir, ou prétendons en avoir, c'est elles qui dirigent notre observation, et nos observations ne sont que destinées à les appuyer. Ce n'est pas en vain que la langue populaire appelle une conviction une manière de voir. Maupassant n'avait pas plus d'idées qu'il n'avait de passions mentales, ce qui, du reste, est sensiblement la même chose. C'est pour cela qu'il pouvait si juste observer et refléter ; et aussi c'est parce qu'il observait et reflétait sans cesse qu'il ne pensait point, en ces choses l'effet étant toujours la cause et la cause l'effet. Rien n'altérait dans l'esprit de Maupassant la translucidité de la vitre, ou la limpidité du miroir, selon qu'il se bornât à recevoir, ou qu'il prît la peine de renvoyer.
     Cette passion de la réalité exclut aussi le style, absolument. Le style est ce qu'il y a de plus personnel dans l'écrivain, c'est la trace révélatrice de sa nature intime. Le style est un geste. Un impassible, un impersonnel ne fait pas de geste et n'a pas de style. Maupassant n'en avait point. Rien qui fît dire, à dix lignes de lui citées isolément : « Voilà du Maupassant. » C'est pour cela qu'il est un si grand écrivain. Comme l'a dit Taine, la disparition du style, c'est la perfection du style. C'est vrai du moins dans les genres littéraires où il n'est point nécessaire et où il est bon que la personnalité de l'auteur n'apparaisse point, dans le roman, dans la nouvelle, dans le théâtre. Là c'est la réalité seule qui doit parler. C'est maître Belhomme, c'est M. Parent qui doit avoir son style à lui, et non celui de M. de Maupassant. C'est aussi les choses, même, qui doivent se présenter à nous telles qu'elles sont, c'est-à-dire telles que nous les verrions, telles que nous les avons vues, non telles qu'elles sont, déviées, déformées ou grossies, dans l'imagination d'un poète. Il ne faut pas qu'elles nous étonnent ; il faut que nous les reconnaissions, non qu'elles nous soient révélées.
     C'est ainsi que sont les hommes et les choses dans Maupassant. Ils sont eux-mêmes, elles sont elles-mêmes. C'est eux, c'est elles qui semblent avoir leur style, c'est-à-dire leur façon d'être et de se mouvoir. Ce n'est plus seulement le fameux : « On croyait trouver un auteur et l'on trouve un homme ». Avec Maupassant on croyait trouver un auteur, et l'on ne trouve pas même un homme, on trouve les choses, comme directement et de plain-pied, comme s'il n'y avait nul intermédiaire entre elles et nous.
     Et cela est le comble de l'art. C'est être devenu l'écrivain tellement uni et confondu avec son sujet que sa manière de le raconter n'est que la manière dont le sujet est lui-même ; c'est être l'auteur interprète des choses, tant il les comprend, tant il vit en intimité avec elles. « Sacerinterpresque Deorum, » c'est la magnifique définition du poète ; interpres rerum n'est pas un moins beau titre. Maupassant est, de tous les auteurs de la seconde moitié du XIXe siècle, celui qui a eu le style le plus indépendant de l'auteur, le plus libre, le plus constamment prêt à n'être que le vêtement aisé et souple des choses que l'écrivain à montrer, le plus naturel en un mot, et, par conséquent, le plus puissant ; car la nature est toujours plus forte que nous, et aucune merveille d'imagination personnelle ne vaut le don d'être toujours à la hauteur de ce que la nature nous demande pour la peindre en sa vérité.
     Avec ses dons incomparables, Maupassant a fait une peinture extrêmement variée de l'humanité moyenne, j'entends moyenne, non pas au point de vue social, car il a dessiné plus de paysans que de bourgeois, et plus de bourgeois que de « dirigeants », et aussi plus de femmes de la dernière catégorie féminine que d'autres; mais je veux parler de l'humanité moyenne dans ses passions, dans ses qualités et dans ses vices. J'ai dit assez de fois que c'est à cette moyenne que se ramène toujours le vrai réaliste, celui qui sait ce que c'est que le réalisme, par une sorte de nécessité de son art ; les extrêmes, soit dans le vice, soit dans la vertu, ne donnant pas la sensation de la réalité. Maupassant a donc peint les hommes de petites passions, de petits intérêts, de petites intrigues et de petites aventures, mais non pas de petits appétits ; car la violence du désir ne se mesure pas à la grandeur du but. Il les a peints, avec sa belle tranquillité, le plus souvent ridicules, comme ils le sont, quelquefois grotesques, quelquefois, et même assez souvent, fous. - Sans y songer, bien entendu, il a fait, chemin faisant, une statistique à peu près juste. Le nombre proportionnel de ses égoïstes, de ses passionnés, de ses imbéciles, et enfin de ses déséquilibrés, semble à peu près exact. Le manque de générosité est le trait dominant, le manque de bon sens est le trait principal après le premier. L'humanité moyenne est à peu près telle. Très peu de méchants, beaucoup de faibles d'esprit, infiniment d'égoïstes, c'est le monde de Maupassant, et c'est à peu près notre compte. La tranquillité impartiale de l'observation a fourni des résultats qui ne sont pas loin d'être justes.
     Ne pas croire, comme on l'a trop cru et trop dit, que tous ces personnages soient d'une absolue inconscience morale. Rien n'est plus faux. Il y a des immoraux absolus dans Maupassant, comme il y en a parmi nous ; mais il y en a assez peu. Maupassant avait de trop bons yeux pour ne pas voir, non pas d'une vue générale, car il ne voyait rien d'une vue générale, mais pour ne pas voir de temps en temps, selon les types qu'il observait et de par sa « soumission absolue à l'objet », qu'il y a beaucoup de moralité dans l'humanité. Chacun, seulement, a la sienne, et c'est un spectacle divertissant que de voir où chacun met son honneur, c'est-à-dire la partie de lui-même qui n'obéit ni aux passions ni aux intérêts.
     Elle a sa moralité à elle, cette petite Yvette qui voudrait bien rester honnête, qui est stupéfaite qu'il n'y ait aucun moyen d'échapper à la fatalité de la situation domestique où elle se trouve, et qui finit par tomber par le moyen même qu'elle a choisi pour échapper à la honte. Au moins elle a mis sa conscience en un demi-repos, et l'on sent qu'elle sera fière de n'avoir pas de reproche trop dur à se faire.
     Il a sa façon de comprendre la morale, ce paysan à qui sa femme ne veut pas avouer qu'elle a eu un « éfant » avant de l'épouser, qui la bat comme plâtre parce qu'elle n'en a pas de lui, et qui reprend tout son calme et devient très bienveillant quand elle lui confesse qu'elle en a un. Son idée à lui, c'est qu'une femme ne doit pas être stérile et est une créature méprisable quand elle est inféconde ; mais du moment qu'il est prouvé que c'est sa faute à lui, il faut être juste, et il l'est ; il faut demander pardon, et c'est presque ce qu'il fait. Il y a de l'élévation relative dans ce procédé.
     Il y a de la moralité dans cette pauvre « fille » qui, en 1870, ne veut pas céder au Prussien, même dans un intérêt presque patriotique. C'est son honneur à elle, c'est sa façon de l'entendre, c'est en cela qu'elle a mis sa conscience, et quand elle a fini par céder, ses pauvres larmes qui coulent lentement, longtemps sur ses joues, sont touchantes. C'est un pauvre être moral, très restreint, très débile, si vous voulez, réel pourtant, qui se sentait réel, et qui se sent tué.
     Maupassant, qui ne se souciait aucunement de moralité, qui ne se souciait que de vérité, précisément parce que les fragments ou les débris de moralité sont eux aussi de la réalité, a excellé à peindre ces consciences rudimentaires, ces consciences de telle classe, de telle fraction sociale et de tel monde, avec le caractère propre qu'elles doivent avoir dans l'atmosphère où elles se sont formées. M. Tarde pourrait étudier chez lui, non sans profit, les consciences et les responsabilités selon les milieux, question qui l'attire particulièrement.
     Quant à l'esprit général qui règne dans ces récits si nombreux et si divers, - on ne peut même pas, avec Maupassant, parler d'esprit général, tant il est impersonnel, tant il appartient à ce qu'il raconte, - disons quant au ton dont tout cela est raconté, tout le monde a remarqué que d'une certaine gaieté robuste, qui pouvait jusqu'à un certain point nous renseigner sur les tendances d'esprit de l'auteur, Maupassant avait insensiblement passé à une sorte de tristesse, robuste aussi et très mâle encore, qui nous donnait sur sa vie intérieure une tout autre indication. Maupassant a été à peu près en ses commencements un pessimiste gai, et à peu près en ses dernières années un pessimiste sombre.
     C'est une marche assez naturelle. De tous ces personnages qu'il nous peignait, il a commencé (autant qu'il était en lui d'intervenir dans ce qu'il racontait et de se détacher de son détachement), il a commencé par sourire un peu. - Ensuite, à contempler toujours, à voir tant de faiblesses, de misères, de sottises, à voir surtout cette « chasse au bonheur » si universelle et si universellement décevante qui est le jeu vain de l'humanité tout entière, le spectacle, non pas tant du néant humain que de la médiocrité humaine, l'a assombri. La chose arrivera toujours à ceux qui sont exclusivement et souverainement observateurs. Les qualités mêmes, supérieures, de Maupassant, devaient l'amener à cet état d'esprit. A ceux à qui l'humanité ne sert que de spectacle, elle ne sert pas de réconfort. C'est peut-être une erreur littéraire que de poursuivre un but en écrivant des romans, mais c'est un danger personnel que de n'en poursuivre aucun ; car c'est le but poursuivi qui nous soutient et nous conserve allègre. Il est très bon pour l'homme qu'il croie faire quelque chose. Ne faire qu'observer et peindre, cela amuse d'abord, exténue ensuite notre personnalité à force de la neutraliser. L'observateur devient peu à peu un être qui ne vit qu'extérieurement ; l'objectif devient peu à peu un être qui s'échappe à lui-même, tant il s'attache à tout ce qui passe devant lui, et qui n'a plus où se prendre en soi. Quand il y rentre, - et il ne peut pas observer et peindre toujours, - il sent un grand vide et se trouve dans une vaste solitude.
     Il a très bien fait, pour son beau métier, de n'avoir ni but au delà de ses oeuvres, ni passion qui en aurait altéré la vérité ; mais il s'est ainsi comme vidé de lui-même, et il n'a plus eu d'autre vie intime que le désenchantement et l'ennui de soi. Les plus beaux dons de la nature se payent très cher. Maupassant devait arriver à ne plus se sentir vivant quand il ne vivait pas dans les choses, et à sentir une mortelle tristesse quand il n'avait rien de nouveau à observer ou quand il n'écrivait pas. Cette tristesse, malgré le don qu'il avait de rester en dehors de son oeuvre, s'est répandue cependant sur ses derniers écrits, qui sont les plus beaux du reste, mais qui ont ce « goût de cendre » qu'ont les écrits et les paroles des désenchantés.
     Mais nous, public, nous sommes féroce, et nous ne pouvons nous résoudre à regretter que la rançon de si belles qualités ait été lourde. Nous nous disons : « C'est peut-être à ce prix qu'on est le romancier réaliste le plus net, le plus limpide, le plus serré, le plus dru, le plus vigoureux et le plus vrai, et l'écrivain le plus tranquillement et le plus sobrement vigoureux, vrai classique par la simple propriété des termes et le dédain de l'ornement frivole, que nous ayons eu depuis Mérimée. »



Émile Faguet, « Guy de Maupassant », La Revue Bleue, 15 juillet 1893, LV, p.65-68, repris dans Propos littéraires, Paris, Société française d'imprimeur et de librairie, 1902-1910, p.191-205.



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