Jules HURET

« M. Guy de Maupassant »
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     M. Guy de Maupassant a la réputation d'être l'homme de Paris le plus difficile à approcher. Et je n'en avais que plus d'envie de le voir, cet homme qui avait incarné pour moi, quand j'avais vingt ans, l'expression la plus complète de ka vérité, qui était plus près de moi, - alors, - que Flaubert lui-même, et que je me représentais, du fond de ma province, avec son nom et son prénom aristocratiques, la crânerie aisée et un peu dédaigneuse de son style, la perspicacité de sa psychologue, sa rigueur d'exactitude, sa réputation d'élève chéri de Flaubert, comme un héros de Balzac, quelque chose comme une quintessence de Rastignac et de d'Arthez mêlés... Cette forte imagination de ma prime jeunesse n'avait pu être entamée par ces propos qu'on entend à chaque instant dans les milieux lettrés sur M. de Maupassant : « C'est un snob ; ce qu'il voit de plus pratique au monde pour un écrivain, c'est de prendre comme éditeurs les magasins du Louvre et du Bon-Marché ; lui aussi se fait habiller et blanchir à Londres ; tous les soirs, - dit-il, mon domestique passe mes bottines dans les embauchoirs et mes pantalons sur les tendeurs. »
     Je voulais voir… Son avis dans cette enquête m'intéressait, d'ailleurs, particulièrement. Et si fermé qu'il pût être, les noms illustres qui avaient consenti à me répondre le disposeraient à la conversation…
     Je sonne. Un domestique, un larbin plutôt, vient ouvrir. Vous savez cet œil insolent qu'on voit à toutes les antichambres des bourgeois orgueilleux ?
     - Monsieur n'est pas là.
     J'écris quelques mots sur ma carte, et je suis tout de même introduit, je traverse une antichambre garnie de tentures arabes et je pénètre dans un luxueux salon que je n'ai pas le temps de détailler, où dominent les couleurs tendres et qui, d'ensemble, me paraît d'assez mauvais goût.
     Entre le maître. Je le regarde curieusement et je demeure stupéfait : Guy de Maupassant ! Guy de Maupassant ! Pendant le temps qu'il faut pour saluer, choisir un siège et s'asseoir, je répète mentalement ce nom et je regarde le petit homme qui est devant moi, aux épaules médiocres, à la grosse moustache bicolore, châtain avec des poils qu'on dirait passés à l'alcool. Il me fait asseoir poliment. Mais aux premiers mots de littérature, consultation, etc., il prend un air désagréable, migrainé, et m'apparaît alors dans une disgrâce réelle.
     - Oh ! monsieur, me dit-il, - et ses paroles sont lasses, et son air est très splénétique, - je vous en prie, ne me parlez pas littérature !... j'ai des névralgies violentes, je pars après-demain pour Nice, le médecin me l'ordonne… cet air de Paris m'est tout à fait contraire, ce bruit, cette agitation… je suis vraiment très malade ici…
     Je compatis, et le ton plein de précautions et de nuances, j'essaie de tirer tout de même quelque vague opinion…
     - Oh ! littérature ! monsieur, je ne parle jamais. J'écris quand cela me fait plaisir, mais en parler, non. Je ne connais plus d'ailleurs, aucun homme de lettres ; je suis resté bien avec Zola, avec Goncourt, malgré ses Mémoires, je les vois rarement d'ailleurs ; les autres jamais. Je ne connais que Dumas fils, mais nous ne faisons pas le même métier… et nous ne parlons jamais littérature… il y a tant d'autres choses !...
     J'ouvrais des yeux comme des hublots.
     - Oui, dis-je, connaissant son goût pour ce sport, - le yachting…
     - Tant d'autres ! Tenez, monsieur, la preuve que je ne vous mens pas, c'est qu'on est venu il n'y a pas si longtemps m'offrir l'Académie… on m'a apporté vingt-huit noms sûrs, j'ai refusé, et les croix, et tout cela ; non vraiment je ne m'intéresse pas… n'en parlons plus, monsieur, je vous en prie… »
     Voilà l'avis très las et très splénétique de M. de Maupassant sur l'évolution littéraire.



Jules Huret, « M. Guy de Maupassant », Enquête sur l'évolution littéraire, Paris, Charpentier, 1891, p.185-188.



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