« Le Gas à Maît’ Bigot »
(1921)
P. André-Marie.





     C’était un robuste gaillard que Jules, fils de Maître Bigot, propriétaire de la plus grosse ferme d’Etampuis. Court et trapu, la face rougeaude surmontée d’une tignasse de poil roux, le regard fuyant et sournois, il représentait aux yeux des paysans du canton de Tôtes le prototype de la force brutale, une manière de colosse normand, ne craignant ni Dieu, ni diable, capable de terrasser dans une lutte le plus puissant de ses taureaux. Aussi l’expression : « Fort comme le gâs à Maît’ Bigot » était-elle devenue proverbiale dans les conversations des campagnards, qui parlaient avec une égale vénération du père Bigot, avare et riche, très influent dans le canton, et de son fils au masque épais de brute.
     Au seuil de sa vingtième année, le « gâs à Maît’ Bigot » était l’objet des convoitises des fermières avisées, ayant des filles à marier, et, lorsqu’il passait sur la grand’ place du village, faisant claquer ses sabots sur la terre battue, plus d’une gamine sentait glisser en ses veines un frisson d’amour, semblable au frémissement insensible des blés sous le souffle léger de la brise matinale.
     Cette carcasse herculéenne abritait des sentiments vagues, imprécis et incohérents. Quant à l’intelligence, elle s’était arrêtée net dans son développement, et Maît’ Bigot, qui voyait clair, disait parfois à ses amis : « Mon gâs, c’est eune montagne, qui n’s’ra pas foutue d’accoucher d’eune musaraigne ! » Avec cela, pas l’ombre de caractère. Quand Jules regagnait le soir sa chambre étroite, contiguë à la grange, il se sentait envahi d’une peur étrange et passait, avant de se coucher, son bâton de maquignon sous son lit et sous l’armoire à linge.
     Mais ce qui lui inspirait la frayeur la plus inconsidérée, c’était la perspective de rejoindre son régiment en octobre prochain : Il redoutait terriblement la vie de caserne, l’obéissance passive, les manœuvres en campagne. Et l’approche de la date de l’incorporation ne faisait qu’accroître ses appréhen­sions. Craintes bien inutiles, d’ailleurs ! En effet, lorsqu’arriva le jour de la révision, Jules fut, à la stupéfaction générale, ajourné sur l’avis d’un médecin-major bon garçon. Les mauvaises langues du pays prétendirent que certains petits fûts d’alcool de Maît’ Bigot, offerts en temps opportun, et divers autres dons en nature et espèces, n’étaient pas étrangers à ce résultat, ardemment désiré par le père et le fils pour des motifs différents.

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     Survint la guerre. La France retentit du fracas des armes. Ses enfants courageux quittèrent d’un même élan le marteau et la charrue pour s’enrôler sous les plis de l’emblème sacré, et coururent aux frontières, afin d’endiguer le flot envahisseur. Les routes normandes, brûlées du soleil de midi, furent sillonnées par de longs convois de ravitaillement, des charrettes paysannes transformées à la hâte en fourragères. La lutte fut âpre, les pertes lourdes. L’ennemi s’acharna en combats ré­pétés et lança à l’assaut de nos positions des vagues d’infan­terie, qui déferlèrent comme la tempête d’équinoxe sur les falaises crayeuses de la Manche.
     Les appels d’hommes se succédèrent ; dans les chefs-lieux d’arrondissement, des conseils de révision se réunirent pour étudier les cas d’exemption et examiner les réformés. Jules, bien décidé à ne pas partir pour la guerre, avait recouru sur-le-champ aux grands moyens. Dès le départ des conscrits de sa classe, il s’était résolument fait sauter d’un coup de serpe la phalange de l’index droit et jouissait ainsi d’une quiétude relative. Il apprit bientôt que les majors, de plus en plus sévères sur les cas d’ajournement, se refusaient, au cours de leurs nouvelles tournées, à exempter les jeunes gens atteints d’une infirmité aussi bénigne que la sienne. En cinq mois, il passa devant trois conseils de réforme qui tous le renvoyèrent au foyer paternel pour trois causes différentes : la première fois, pour palpitations cardiaques, réalisées à grand peine à l’aide de gousses d’ail placées sous les aisselles et de courses échevelées durant les heures précédant la visite ; puis la seconde, pour maladie secrète, recueillie avec joie, après de nombreuses tentatives infructueuses, dans certaine maison borgne de Dieppe ; la troisième enfin, pour début de phtisie, obtenu par des « chaud et froid » systématiques, grâce à des transpirations suivies de plongeons dans la citerne glacée du jardin.

     Au cours de ces exercices variés, la figure de Jules était passée du rouge brique au vert sale : Le gâs à Maît’ Bigot marchait voûté comme un vieillard, et les filles se détour­naient maintenant de lui avec dégoût. Sur son passage, les femmes le traitaient de « feignant », et il suivait son chemin sans rien dire, l’œil vague, l’haleine courte, soufflant comme une jument de patache dans une côte aride et montueuse. Le bruit parvint un jour à Etampuis qu’une nouvelle visite d’a­journés se ferait au chef-lieu la semaine suivante. Maît’ Bigot annonça cette nouvelle à son fils au dîner du soir, après lui avoir servi une copieuse platée de soupe. Jules dressa l’oreille et, laissant tomber lourdement se tête sur le côté :
     « Eh ! le pé, grommela-t-il d’une voix sourde, c’te fois, je m’laisse prendre par le Conseil ! »
     – « Quéqu’ tu dis ? », coupa Maît’ Bigot, croyant avoir mal compris.
     – « Oui, c’te fois, j’partirai !... J’ferai rien pour rester cheux té ! »
     Maît’ Bigot devint rouge comme une pivoine et, redres­sant d’un bond son corps maigre, lança d’une voix sifflante : « Bougre d’idiot qu’ t’es ! T’es pus bête qu’un ch’va ! T’as pus qu’eune révision à passer et ça s’ra fini ! Mais maintenant, v’la M’sieu, qui veut jouer au soldat ! Tu resteras ici, que j’te dis ! Entends-tu ? »
     – « Eh bien ! mé, répartit Jules opiniâtre et têtu, j’te dis que c’te fois, j’partirai ! »

     A quel mobile obéissait Jules ? Trouvait-il trop amer le mépris dont il était environné, ou sentait-il en son âme fruste naître un obscur remords devant sa lâcheté et ses mensonges réitérés ? Nul ne le sait. En tout cas, la semaine suivante, Maître Bigot dut atteler la grise pour conduire au chef-lieu son fils, qui partait cette fois la tête haute et fière, et avait endossé pour la circonstance sa belle blouse du dimanche.
     Mais le sort a parfois des retours imprévus. Au moment où Jules descendait de la voiture devant la porte de la mai­rie, son pied glissa ; l’homme perdit l’équilibre et roula de tout son poids sous la roue gauche de la carriole, qui lui écrasa la jambe. Un attroupement se forma. Au milieu des papo­tages de la foule, Maître Bigot, poussant des gémissements entrecoupés de jurons, saisit dans ses bras nerveux son fils évanoui et ensanglanté. Il le hissa avec peine dans le fond de la voiture, puis fit claquer son fouet et regagna Etampuis au grand trot.
     Maît’ Bigot fit aussitôt appeler un rebouteux réputé dans la contrée. Pendant deux jours, celui-ci recouvrit la plaie d’herbes sauvages et d’onguents, qui arrachèrent à Jules d’af­freux cris de douleur. Mais les traitements, auxquels le mal­heureux s’était soumis depuis un an, l’avaient déprimé à un tel point que la gangrène ne tarda pas, malgré les remèdes, à faire son apparition. Des odeurs pestilentielles remplirent la pièce où Jules agonisait, et, après trois jours de tortures, le « gâs à Maît’ Bigot » rendit à Dieu la pauvre âme insi­gnifiante et terne qui lui avait été donnée en partage.

     Le jour, où le curé de la commune conduisit solennelle­ment au cimetière le corps de Jules, restera à jamais gravé dans la mémoire des paysans accourus des environs pour assis­ter à l’inhumation. La foule ne devint silencieuse et recueillie qu’au moment où le conseiller général, ami de la famille du défunt, prononça devant la fosse béante un discours émou­vant, qui fit sortir les mouchoirs des blouses et des tabliers. Quant à Boquet, le cabaretier, jamais il n’avait fait à coup sûr une pareille recette. A la fin de la cérémonie, son au­berge regorgea de monde et, devant les pichets de cidre mousseux et doré, les conversations, mêlées de rires bruyants et de chansons, allèrent leur train sur le compte du « gâs à Maît’ Bigot », qui était parti pour l’autre monde, parce qu’il n’avait pas voulu partir pour la guerre !...



P. André-Marie, Les Ecrivains normands (parodies et pastiches),
Rouen, Editions Henri Defontaine, [ca 1921], p.67-72.