« Musant du Paysage »
(1994)
Anne Trotereau et Philippe Dumas.





Mon père battait ma mère. Il la battait avec une fureur éperdue d'homme médiocre dominé par une femelle altière. Et toujours, ce lamentable spectacle faisait germer en moi une horreur profonde, une horreur instinctive de la vie conjugale.
     La malheureuse émigra avec ses fils dans une maison proche de Fécamp. Et ce furent les flâneries vagues et les songeries douces dans la jeune verdure où les pommiers éclatants faisaient pleuvoir leurs pétales sur le ventre répandu des vaches alanguies.
     A vingt-deux ans, je fus embauché comme gratte-papier au ministère de la Marine. Alors commença une vie de plaisirs tapageurs dans cette mouvante et puante ville qu'est Paris. Et sans cesse une pensée unique me hantait : écrire. Ecrire comme le vieux Flaubert qui m'accueillait avec faveur à Croisset, écrire en mangeant des yeux les couleurs de la vie pour les digérér et les rejeter sur la page.
     En quelques années, trois cents nouvelles tombèrent de ma plume féconde, tandis que trois cents femmes tombaient dans mes bras musclés. Et je les enlaçais presque malgré moi, sans savoir, avec une brusquerie native d'homme sanguin dont le mâle visage s'orne d'une moustache retroussée qui donne du poivre aux baisers.
     Et soudain je fus las jusqu'à la nausée de ces oies charmantes et futiles, las de retrouver les mêmes médisances dans les mêmes bouches et les mêmes bouches sous les mêmes chapeaux. Je sentis comme une décoloration progressive de mon existence et ma raison rongée tomba en poussière.
     On m'enterra deux ans plus tard.



©Anne Trotereau et Philippe Dumas, Portraits devinettes d'auteurs illustres. Pastiches et anagrammes,
Paris, L'Ecole des loisirs, 1994, p.58-59.



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